J’estime avoir passé une enfance et une adolescence heureuses à Solingen malgré les dures années d’après-guerre marquées par la faim et le froid. Pourtant, je me souviens encore bien que nous dormions tous dans la même pièce et que nous nous nourrissions de navets cuits, mais aussi du moment où nous avons eu notre premier pain et que notre père nous tenait à l’abri de la mendicité. Mon père écrivait pendant la nuit des poèmes qui nous étaient toujours lus par ma mère et ont profondément imprégné ma jeunesse.
Mon professeur, l’artiste-peintre Erwin Bowien, échangeait des toiles contre de la nourriture pour conjurer la famine. Il peignait tous les jours malgré le contexte difficile de cette époque. Notre maison était un lieu de rencontre des amateurs d’art, de musique et de littérature qui appréciaient les talents d’hôtesse de ma mère. Je me souviens en effet des fréquentes visites d’artistes et d’intellectuels que recevaient mes parents dans le « salon » hebdomadaire. Je n’en cite que quelques-uns : le politicien et mécène Kronenberg, la pianiste Elly Ney, le peintre Georg Meistermann, la sculptrice Lies Ketterer, L’écrivain Heinz Risse parmi tant d’autres. Ma sœur et moi marchions longtemps jusqu’au quartier Höhscheid pour prendre ensuite le tramway en direction de l’école August-Dicke. Nous n’aimions pas quitter la maison avant que notre père nous regarde par la fenêtre du couloir et nous souhaite une « bonne nuit ». Par superstition, nous rebroussions chemin jusqu’à ce que notre père prononce ce petit mot affectueux.
Ma peinture a toujours été reconnue à l’école. Mon professeur de dessin, Madame Johanna Büsser, n’a jamais tari d’éloges et d’encouragement à mon égard. Le peintre Erwin Bowien se réjouissait de mes progrès. Il était convaincu que mon avenir dans la peinture était prometteur, dès qu’il avait vu les portraits de silhouettes que j’avais peints de mon neveu. J’étais aussi passionnée de l’écriture de pièces de théâtre, de récits de voyage et de poèmes. J’étais si emportée par cette flamme que j’avais hâte d’écrire même dans le tramway. Et ma troisième passion –blague à part – était la danse. Madame Schildmann, mon professeur d’allemand, m’a beaucoup soutenue dans mon écriture. Elle avait un regard insolite sur mes rédactions au point de n’avoir rien à censurer. J’ai vendu mes premières toiles de jeunesse à mon professeur Madame Dorothea Rusch à l’âge de 13 ans. J’ai toujours voué de l’amitié et de l’admiration à Madame Rusch. Pendant les vacances scolaires, j’allais en villégiature soit chez Erwin Bowien dans sa résidence à Weil-am-Rhein, pour peindre le la région du tripoint, le lieu où les frontières de l´Allemagne, de la France et de la Suisse se touchent ou partir avec lui, en mer du Nord, sur l’île de Sylt, après à l´institut Klappholttal, un établissement universitaire populaire où de nombreux intellectuels et artistes de l’époque tenaient des conférences et travaillaient. J’avais un penchant pour les silhouettes des jeunes hommes pour puiser mon inspiration.
Alors que je n’avais que 18 ans, le célèbre peintre Karl Schmidt-Rottlof avait remarqué mes toiles chez la galeriste Hanna Bekker vom Rath de Francfort (au Palais des beaux-arts de Francfort) qui l’ont littéralement subjugué. Il m’a écrit que je devais porter des œillères et rester fidèle à moi-même. C´était l´époque où Nous nous allions souvent – Bowien et moi - en Suède et en Norvège où le paysage et les habitants me fascinaient. Le poète norvégien Dagfinn Zwilgmeyer est tombé sous le charme de mes représentations de paysages de son pays et en faisait l’acquisition. Madame Zwilgmeyer était la fille d’un capitaine de navire pétrolier, et l’image d’une immense flotte de pétroliers dans un tout petit port norvégien restera gravée dans ma mémoire. Lorsque les villageois m’ont raconté que dans une toute petite maisonnette située devant nous au port, et qui semblait minuscule par rapport à l’immense flotte de bateau en acier, l´Armateur y habitait, j’ai pensé à notre vieille maison à Solingen qui a soudain pris de la valeur à mes yeux. Si même des armateurs millionnaires se contentent d’une vieille cabane en bois, alors des artistes peuvent bien vivre dans leur vielle maison à colombages. Près du cercle polaire, en Norvège du Nord, sur l’île d´Alsten, au pied de la chaine montagneuse des « sept sœurs », j’ai été chaleureusement accueillie par le couple norvégien Arna et Peer Milde, l’ancien capitaine du port de Sandnesjon. Les insulaires venaient chaque soir et voulaient voir l’avancement de nos toiles. C’est une bonne ambiance de travail pour un artiste. Mes premières années de création ont été fortement imprégnées de mes nombreux voyages en Norvège. Ces toiles devaient être présentées à une exposition rétrospective à Solingen, où tout l’historique de mes œuvres est exposé au Musée d´Art de la ville. La lumière est un éveil à la couleur. Dans toute l’Europe, la lumière façonne la couleur. En Norvège, le soleil de minuit à la couleur majestueuse est unique. J’ai beaucoup de plaisir à me souvenir du Tessin, la Suisse italienne, qui allait à contre-courant du paysage nordique avec sa végétation subtropicale, mais qui peut se mesurer à la grandeur du Nord. J’ignorais encore à cette époque que le parterre fleuri du Tessin était mon pont vers l’Afrique.
Mes années d’études sont encore vives dans ma mémoire. En 1954, à l´âge de 16 ans, je suis entrée à l'école d'art, aujourd'hui la « Kunsthochschule », alors appelée « Kölner Werkschulen », à Cologne. Bowien a trouvé qu'il était extrêmement important que j'apprenne à dessiner et à peindre des nus et des portraits. Il trouvait que la représentation de l'homme était la caractéristique essentielle de la peinture. Déjà à son époque, Léonard de Vinci écrivait que l'art était la représentation de l´humain et de son âme. J'étais impatient de rejoindre la classe de peinture murale monumentale du professeur Otto Gerster et j'ai passé l'examen d'entrée. Les travaux présentés pour cet examen et réalisés pendant l'examen m'ont fait sauter trois années de dessin, et Otto Gerster m'a acceptée directement dans la classe de peinture murale monumentale. J'étais la seule fille de la classe, exception faite d’une jeune fille germano-cubaine très douée, qui ne venait que rarement à l'école. Lorsque les peintres se racontaient des blagues douteuses, j'étais enfermée sur le balcon jusqu'à ce que le professeur Gerster mette fin à cette mauvaise plaisanterie et interdise aux étudiants de m'enfermer sur le balcon. De cette époque, je me souviens surtout de mon condisciple, Eberhart Kuhnhenn de Remscheid, qui est devenu plus tard un moine bouddhiste en Birmanie. Ce n'est que plus tard que deux autres jeunes filles ont rejoint notre classe, à qui ces messieurs faisaient la cour, ce qui m'a profondément offensée, car à leurs yeux, j'étais trop jeune pour être intéressante. Le dessin de nu occupait la matinée et souvent la moitié de l'après-midi. Otto Gerster attira notre attention sur l´essentiel : Les proportions, et comment un sujet se tient correctement. Le profane ne sait souvent pas à quel point il est difficile de représenter de manière convaincante un personnage debout. Le plus grand danger est qu’il bascule sur le papier ou se tortille. Même les Romains accordaient trop d'importance à la jambe de soutien dans leurs sculptures. En fait, le peintre devrait s´astreindre à dessiner une heure par jour. L’après-midi, nous transformions des cartons en peintures murales. Je n’osai pas encore représenter un groupe de personnes, et je me concentrai d’abord sur un seul sujet. Après avoir fini le carton, nous commencions à peindre avec de la peinture à la caséine, qui ressemble à de la gouache. Le voile blanc que laisse la peinture à la caséine m’a toujours dérangée, mais il disparaît quand le plâtre humide sèche. La technique avait beaucoup en commun avec l'aquarelle : on ne peut pas y apporter beaucoup de corrections. Le professeur Otto Gerster avait une certaine vision de ce à quoi devait ressembler une bonne image, et donnait des consignes à ce sujet, que je considérais souvent comme des combines. Je n'oublierai jamais ce qu’il m’avait dit : « Bettina, vous ne voulez pas tomber dans le conformisme ». Non, je ne voulais pas et ne veux toujours pas tomber dans le conformisme. Je voulais créer mes propres formes et couleurs et obtenir un rythme de l’image unique. Les jours de carnaval de cette époque à Cologne sont inoubliables pour moi. J'ai fait la fête toutes la nuit.
Au bout de quatre ans d´enseignement avec Otto Gerster à Cologne, j’ai rejoint la classe du Professeur Hermann Kasper à l’Académie des beaux-arts de Munich, encore une fois dans la section de peinture murale monumentale où j’ai pu réaliser quelques grandes fresques. Je regrette de n’avoir pas eu l´opportunité de m’adonner à la peinture murale par la suite. Outre la peinture murale, la priorité était donnée, à l´académie de Munich, à la réalisation de portraits. Puisque les modèles ne couraient pas les rues, les peintres posaient mutuellement.
J’ai fait connaissance avec des étudiants scandinaves à Munich. Ils étaient tous animés par la passion de la danse. J’allais donc danser en leur compagnie et celle de mon collègue, le peintre Peter Halfar, tous les soirs dans le bon vieux quartier de Schwabing, la bohème de Munich.. On s’en donnait tellement à cœur joie qu’un jour, un vieux monsieur, le professeur des scandinaves, est venu me voir pour me prier de ne pas inciter ses « stagiaires » à danser tous les soirs, car ils dormaient toute la journée en classe.
C’est sûrement cette bande de copains suédois et finnois qui m’a donné envie de m’expatrier à l’Académie royale des beaux-arts à Copenhague, où j’étais la première allemande inscrite après la guerre. J’y avais été admise dans la classe de peinture du professeur Paul Soerensen. Je réalisais surtout des peintures à l’huile avec Paul Soerensen. Il tenait à représenter les modèles vivants en grandeur nature. Je garde en mémoire ses propos selon lesquels un peintre accompli doit savoir peindre un paysage composé d´une colline vide dénudée et sans végétations avec des nuages dans un ciel par ailleurs immense et vide. Ce n’est qu’en Algérie que j’ai vraiment saisi le sens de son message. Si un peintre y parvient et sait susciter l’intérêt pour ce motif, alors il est vraiment un peintre à part entière. J’ai été frappée par le long hiver scandinave où les classes étaient tenues jusqu’à minuit. J’ai même assisté au 500ème anniversaire de l’Académie royale des beaux-arts en présence du roi du Danemark et de sa famille. La peinture danoise était autrefois bien plus sage et tranquille que l’art d’Europe centrale, ce qui m’a incité à devenir plus sereine dans ma peinture et pour le plus grand bien de mes Œuvres.
Pourtant, j’étais finalement contente de quitter les écoles des beau-arts et d’emprunter enfin ma propre voie dans la peinture, toujours sous l’aile bienveillante et discrète d’Erwin Bowien qui veillait continuellement sur ma formation d´Artiste.. Sa peinture était très vivante et il cherchait à exprimer ses sentiments, tout comme moi. Il peignait de superbes paysages urbains dont j’ai énormément appris. Certes, la perspective d’une ville est très difficile à représenter, mais même la perspective d’un paysage donne du fil à retordre. En Algérie, j’ai constaté que les jeunes peintres peignent peu ou pas du tout des paysages, car ils n’ont jamais appris à y déceler la perspective. Ce qui compte le plus, pour un peintre, et avant l’exercice, c’est d’apprendre à voir. En 1960, je suis partie en voyage à Paris avec Erwin Bowien qui m’a fait découvrir les musées de la cité lumière et m´a emmener peindre des vues magnifiques de la ville de Paris, où j’ai fait connaissance, au jardin du palais du Luxembourg, avec l’algérien Abdelhamid Ayech, mon futur mari.
Avant, j’ignorais tout de l’Algérie et à mon arrivée en 1963, j’ai été tout de suite fascinée par une mentalité aux antipodes de l’Europe. Sa La dignité des Algériens, la beauté du pays et sa la bonté du peuple m’ont tout de suite interpellée. Mon premier contact avec le monde Arabe, fut en 1962, année durant laquelle je fus invitée à exposer au « Goethe Institut » au Caire. L’exposition avait été très bien accueillie et le Ministère de la culture égyptien m’avait invitée à passer un séjour de travail de 6 mois dans la villa des artistes à Louxor, en haute Egypte, où j’ai pu faire connaissance avec de nombreux peintres et sculpteurs du pays. Cette rencontre avec un autre monde, une autre fantaisie, une autre religion, a marqué un tournant dans mon existence. Après mon retour, j’avais soif de connaître l’Algérie, la patrie de mon mari Abdelhamid que tout le monde appelait Hamid. Au début du mois de février 1963, le pays était à peine indépendant de la France depuis 6 mois, et nous avions pris le bateau de Marseille en direction d’Annaba dans l’Est de l’Algérie. Je n’oublierai jamais le spectacle de la côte rose de l’Afrique du nord depuis le bateau. Cette vue me donnait l’impression d’arriver aux pays des merveilles. Je me suis mise à peindre dès ma première semaine à Guelma, la ville natale de Hamid. Mes premières toiles de paysages algériens trahissaient encore l’influence scandinave. La région montagneuse de Guelma, avec ses vallées fertiles se voulait imposante et expressive, à l’instar de la nature norvégienne. J’essayais de saisir la couleur spécifique qui prend forme en partie grâce à l’incroyable lumière de l’Afrique du Nord, bien plus vive que n’importe quelle couleur européenne. Le limon autour de Guelma est de couleur rouge en raison de sa forte teneur en fer. On voit pousser sur cette terre rouge des oliviers, qui virent au bleu coéline au gré du vent et des saisons, ou prennent différentes nuances de vert. On dirait qu’ils se promènent dans le paysage. Ils m’ont parfois l’air de diamants dans les champs.
Les gens de Guelma m’ont adoptée chaleureusement, et j’ai pu y acquérir une grande notoriété au bout de 50 ans de travail artistique dans le pays et de sept grandes expositions individuelles dans la capitale, dont deux au Musée national des Beaux-Arts d’Alger. Cependant, j’exposais aussi continuellement chaque année en Europe et dans d’autres pays arabes, parfois même 3-4 fois par an. J’ai bien sûr fait connaissance avec les artistes algériens qui font désormais partie de ma famille. Je suis persuadée que tous les artistes de cette terre poursuivent la même quête dans l’art, même si nous empruntons des voies différentes. Abdelhamid Ayech, que j’appelais Hamid, m’a accompagnée dans ma vie d’artiste en restant en retrait, tout en me manifestant sa profonde affection et en me protégeant de moi-même. Je ne me suis aperçue qu’après sa mort à quel point il me mettait à l’abri de regards indiscrets et de la stabilité qu’il apportait à mon quotidien. Il me manque énormément. Je n’ai pas encore tout dévoilé de ma vie. Mon plus précieux allié artistique était, et est encore à ce jour, mon maitre principal, Erwin Bowien. Mon plus grand élan spirituel, c’était mon mari Abdelhamid Ayech.
Bettina Heinen-Ayech, Guelma, juin 1995
Le 07 juin 2020, l’artiste a tiré définitivement sa révérence à l’âge de 82 ans pendant son séjour dans sa famille à Munich. Juste avant sa mort, elle avait terminé une nature morte florale et formulé le vœu de retourner prochainement en Algérie. Elle est enterrée au cimetière „Waldfriedhof „ de Munich.